De l’usage du sport comme résorption ludique de la perte de sens au travail.
Soulever la question du management suppose in fine de s’intéresser à la relation de l’homme au travail. L’être humain a ceci de particulier qu’il se caractérise et se définit par le travail, entendu comme activité de création. C’est notamment la thèse développée par Hegel, dans sa célèbre « Dialectique du maître et de l’esclave » [1] : étranger au monde, étranger à son essence humaine qui se trouve chez le maître, étranger à soi-même, aliéné, l’esclave connait la pure angoisse.
Le travail est donc l’angoisse devenue activité et c’est à ce titre qu’il est l’essence de l’homme dans la mesure où il lui permettra de se libérer de sa peur. L’objet de cette argumentation n’est pas de défendre l’idée du travail comme expression poétique de l’homme et fin en soi car, comme le souligne l’origine latine du terme, il est aussi la peine, la corvée, le labeur. Hésiode [2] ou plus tard Rousseau ont parfaitement montré que le travail n’a rien de naturel en soi : à l’état de nature nous aurions plutôt tendance à être oisif qu’actif. L’homme ne travaille pas en premier lieu pour maitriser la nature, réaliser abstraitement sa liberté, faire son salut…non c’est le désir de richesse né de l’observation de l’autre qui précède le travail et donne au travail son motif, c’est « l’amour propre » (tel que défini par Rousseau[3]) qui condamne l’homme au travail.
De même, alors que des nombreuses études attestent de son impact bénéfique sur la sociabilisation et le bien-être de l’individu, la valeur « travail » est, dans une société du loisir, de plus en plus remise en question.
Comment expliquer l’actualité de cette question et quels impacts cela peut-il avoir sur la perception et l’orientation à donner au management des organisations ?
Les racines du phénomène sont certainement à rechercher dans la révolution industrielle avec laquelle l’histoire a basculé : le temps s’est accéléré. Ainsi, depuis Smith en passant par Taylor, Schumpeter et le toyotisme, le monde de l’entreprise est mû par une recherche constante de la performance et un mouvement perpétuel. D’une certaine manière nous pourrions aller jusqu’à dire que la sphère économique a repris à son compte la devise « citius, altius, fortius » [4].
La globalisation de l’économie et l’introduction des nouvelles technologies ont considérablement accentué ce phénomène, entrainant une redéfinition de l’espace et du temps.
Hors cette expérience est plutôt mal vécue par et dans l’entreprise car génératrice d’incertitudes et par voie de conséquence d’une pression accrue à l’égard d’individus ayant perdu leurs repères.
C’est ici sans doute le principal challenge du management : parvenir à donner du sens au travail de l’ensemble des individus composant l’entreprise afin que leur œuvre commune soit supérieure à la somme de leur travail individuel.
Du sport en entreprise… au sport pour la société.
La compétitivité étant le maître mot du monde de l’entreprise, c’est donc naturellement que les managers se sont tournés vers le sport afin de trouver des réponses et des solutions prêtes à l’emploi. N’est-il pas en effet dans l’ADN du sport que de rechercher la performance et le dépassement de soi ? Ainsi la mode est-elle à la mise en parallèle de ces deux mondes. Néanmoins si le raccourci est facile, ne serait-il pas plus intéressant de faire en sorte que ces deux sphères se rencontrent ? Quel pourrait être alors leur point de jonction ?
Si l’on accepte l’hypothèse selon laquelle le principal défi du management est de donner du sens, pourquoi alors s’évertuer à vouloir trouver dans le sport une recette « performance » applicable au monde de l’entreprise ? La spécificité de l’action sportive rend difficilement transposable une quelconque « recette sportive » dans le monde de l’entreprise.
Ne pourrait-on imaginer que l’entreprise s’inspire du monde du sport afin de définir un « modus vivendi » partagé par tous ? L’essence même du sport, collectif ou individuel, n’est-elle pas, avant même la recherche de la performance, d’être un véhicule, un mode d’expression et d’ouverture à soi et aux autres ?
Gilles Lipovetsky [5] a habilement démontré que « recueilli sur lui-même, l’homme post moderne a de plus en plus de difficulté à […] sortir de lui-même, à ressentir de l’enthousiasme, à se livrer à la gaieté ». Or le sport, parce qu’il est expression du corps et s’inscrit dans l’instantané du mouvement n’est-il pas un rempart à cette société narcissique ?
Dans le sport, l’entreprise pourra formuler un message, véhiculer du sens en rapprochant les individus et en leur permettant de sortir d’eux même. En ce sens il peut être au service du management un outil permettant la communication entre services, départements, générations, filiales par l’émotion qu’il suscite, la convivialité qui l’entoure et les valeurs qu’ils véhiculent.
Plus que la performance c’est peut-être l’aspect ludique et le jeu que l’entreprise doit aller chercher dans le sport.
Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, tant on oppose jeu et travail, il semblerait que la dimension ludique du sport puisse permettre de répondre à la quête de sens poursuivi tant par par les organisations que les individus qui les composent et à ce titre permettre de véhiculer et consolider une identité. En s’appropriant une autre sphère d’expression, en développant le rapport au corps, l’usage du sport comme outil managérial par les organisations pourrait leur permettre de susciter la confiance entre ses membres et ainsi réaffirmer et développer une forme de conscience collective par opposition au culte de la performance individuelle.
Le sport n’est certes pas un outil miracle mais un medium de vie ensemble dans les sociétés et pour la société.
Article paru dans Les Cahiers de l’Institut Sport et Management – Janvier 2011
[1] Source : Georg Wilhelm, Friedrich Hegel, 1807, Phénoménologie de l’Esprit. [2] Source : Hésiode, Les Travaux et les Jours. [3] Source : Jean-Jacques Rousseau, 1755, Discours sur l’Origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. [4] Source : Devise olympique : « Plus vite, plus haut, plus fort », sujet abordé dans le numéro 2 des Cahiers de l'Institut Sport et Management, janvier 2010. [5] Source : Gilles Lipovetsky, 1983, L’Ere du vide : Essais sur l’individualisme contemporain, Editions Gallimard.